La statue de sel d’Albert Memmi – Par Dr Samir Belahsen
La statue de sel d’Albert Memmi – Par Dr Samir Belahsen
A travers La statue de sel, Albert Memmi éclaire la tension intime d’un homme pris entre plusieurs mondes, sans jamais s’en affranchir totalement. Entre héritage juif, culture tunisienne et langue française, l’écrivain expose un déchirement identitaire devenu matrice littéraire. Samir Belahsen, à travers e portrait croisé relu à la lumière de Camus, rappelle combien l’œuvre de Memmi reste actuelle : elle interroge la possibilité de concilier plusieurs appartenances sans renoncer à soi.
Samir Belhasen
« Voici un écrivain français de Tunisie qui n’est ni français ni tunisien. C’est à peine s’il est juif puisque, dans un sens, il ne voudrait pas l’être. Le curieux sujet du livre qui est aujourd’hui offert au public, c’est justement l’impossibilité d’être quoi que ce soit de précis pour un juif tunisien de culture française. »
Albert Camus
« Nous tous, Français et indigènes d’Afrique du Nord, restons ainsi ce que nous sommes, aux prises avec des contradictions qui ensanglantent aujourd’hui nos villes et dont nous ne triompherons pas en les fuyant, mais en les vivant jusqu’au bout. On jugera dès lors du prix que j’attache, pensant ainsi, au beau livre de M. Memmi. »
Albert Camus.
Albert Memmi (1921-2020), est un écrivain Tunisien, il est l’auteur de plusieurs romans et essais.
Son premier roman « La statue de sel » publié en 1953 a été préfacé par Albert Camus et a reçu le prix Fénéon en 1954. Il a aussi publié « Agar » 1955, « Le Scorpion » 1969 et « Le Désert » en 1977.
Son essai « Le Colonisateur et le Colonisé » 1957, avait été préfacé par Jean-Paul Sartre. Quarante-neuf ans plus tard, en 2006, il a publié « Décolonisation et décolonisés » où il impute les souffrances des anciennes colonies aux dirigeants et gouvernements corrompus qui contrôlent ces États et non aux anciens colonisateurs.
Il a collaboré à « L’Anthologie de la littérature maghrébine » publiée entre 1965 et 1969.
Albert Memmi se définissait ainsi : « Je suis Tunisien mais de culture française ; je suis Tunisien mais juif ce qui fait de moi un paria politique et social ; je parle la langue du pays avec un accent particulier et émotionnellement je n’ai rien en commun avec les musulmans ; je suis un juif qui a rompu avec la religion juive et le ghetto qui ignore tout de la culture juive et déteste la classe moyenne ».
Pour définir son travail il avait dit :« Tout mon travail a été en somme un inventaire de mes attachements ; tout mon travail a été, il faut le comprendre, une révolte constante contre mes attachements ; tout mon travail à coup sûr a été une tentative de réconciliation entre les différentes parties de moi-même ».
Alliant les héritages juif, tunisien et français, Albert Memmi illustre bien la quête identitaire.
Dans La statue de sel on est dans un dialogue où le narrateur se risque à concilier des appartenances qui paraissent conflictuelles.
Memmi critique l’idée d’une unité identitaire fixe, il appelle à transcender les frontières et à adopter la pluralité comme un plus. L’auteur célèbre le désir d’émancipation sans réduire la différence à un primitif mélange de traditions.
Camus dans sa préface souligne que la quête d’identité plurielle est cruciale il considère l’altérité comme une force.
Tunisien Juif et français
C’est le récit d’un héritage culturel d’une minorité juive enracinée dans une société tunisienne majoritairement musulmane influencée par l’héritage colonial français.
Dans « La statue de sel », on perçoit une conscience aiguë de l’appartenance plurielle. La synthèse des différentes appartenances est complexe et fragile. D’ailleurs son rapport à chaque appartenance est complexe.
Pour Memmi l’appartenance n’empêche pas la critique. L’auteur, comme le narrateur, souffre entre respect ses origines juives, attachement sa culture tunisienne et regard admiratif mais critique sur l’univers français.
La statue de sel
Le titre du roman est une métaphore forte de l’immobilité. Il approche la quête identitaire d’un jeune Juif tunisien, issu d’une famille modeste vivant à Tunis sous le protectorat. Memmi aborde la question complexe de l’appartenance : ni juif, ni arabe, ni français… Le héros cumule les rejets des autres et ceux qu’il s’impose.
Le narrateur, introspectif, montre la tension entre ses appartenances culturelle, religieuse et nationale. Il devient un être déchiré comme une statue de sel : transparent et inerte.
L’histoire raconte une enfance pleine d’innocence avec des traditions religieuses et des commémorations familiales. Puis vient une jeunesse où il a du mal à entrer dans la culture française tout en restant loin de la Tunisie « arabe », avec marginalisation et discriminations.
L’écriture est alors son refuge, son espace pour se réconcilier avec sa propre histoire ; c’est sa façon lucide de transformer la souffrance du déchirement en conscience claire.
Memmi nous conduit à penser l’exil intérieur, la solitude et le sort des minorités. Il explique la difficulté d’embrasser simultanément plusieurs cultures sans les hiérarchiser, sans les rejeter et d’élaborer une cohérence intérieure.
C’est une réflexion sur l’absurdité de cette quête identitaire et sur la nécessité de dépasser les divisions.
Plusieurs auteurs ont traité la complexité de la question identitaire des Juifs maghrébins. Ces récits sont marqués par l’exil, la mémoire et les appartenances multiples.
Dans « Parcours immobile »1980, « Le retour d’Abou El Haki »1990 et « Mille ans un jour », l’écrivain et journaliste marocain Edmond Amran El Maleh (1917-2010) explore la judéité à sa manière plus axée sur les valeurs de justice égalité.
Dans son roman « Jacob, Menahem et Mimoun. Une épopée familiale » 1995 l’historien Marcel Benabou décrit les tiraillements entre mémoire judéo-marocaine, identité française et engagement intellectuel.
Tous ces auteurs tentent une réflexion sur l’identité fluctuante, la mémoire collective des minorités et le rapport à l’histoire coloniale et postcoloniale, la transmission des traditions d’une certaine manière la reconfiguration judaïté.
Sous d’autres cieux, Gandhi disait : « Je ne veux pas que ma maison soit murée de toutes parts, ni mes fenêtres bouchées, mais qu’y circule librement la brise que m’apportent les cultures de tous les pays. »
C’est dire que l’identité est en constante évolution et qu’elle peut être composée de plusieurs éléments.
L’identité ne peut être figée, elle se fait et se refait en permanence. L’identité plurielle est une œuvre en cours…
L’écriture peut servir de sel vivifiant.
