Le judaïsme traverse une crise spirituelle après deux ans de guerre à Gaza

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Le judaïsme traverse une crise spirituelle après deux ans de guerre à Gaza

Rabbins et intellectuels sionistes libéraux ou non orthodoxes s’interrogent sur les morts, la crise humanitaire et les violences des habitants des implantations en Cisjordanie

JTA – Au cours des deux années qui ont suivi le pogrom perpétré par le groupe terroriste palestinien du Hamas le 7 octobre 2023, le discours juif autour de la guerre à Gaza est demeuré douloureux et polarisant. Les débats ont été vifs au sein du monde juif quant aux objectifs militaires du gouvernement israélien, au prix à payer pour « ramener les otages à la maison », à la supposée trahison de la gauche envers ses alliés juifs et à l’influence de certains ministres d’extrême droite israéliens.

Depuis l’été, toutefois, nombre de leaders religieux et intellectuels juifs débattent d’une autre idée : la guerre à Gaza ne représenterait pas seulement un défi militaire, éthique ou diplomatique, mais bien une crise de foi. Ils mettent en garde que le nombre de morts et la crise humanitaire à Gaza, ainsi que la violence des habitants des implantations en Cisjordanie, ébranlent profondément les croyances et les pratiques des Juifs engagés dans leur foi.

« Ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui est une catastrophe spirituelle, et ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’avenir de l’État d’Israël, mais l’âme même du peuple juif », a déclaré la rabbanit Sharon Brous, qui dirige la congrégation indépendante IKAR à Los Angeles, dans un sermon prononcé à l’occasion de Rosh HaShana.

La plupart de ces réflexions spirituelles proviennent de penseurs sionistes libéraux et de rabbins issus des courants non orthodoxes, mais aussi d’intellectuels désabusés ou critiques à l’égard du sionisme. Leurs détracteurs estiment, pour leur part, que le véritable danger spirituel réside dans l’abandon d’Israël et des otages au cœur d’une guerre juste qu’Israël n’a pas choisie.

Mais ce nouveau débat suggère que, pour de nombreux Juifs du courant dominant, le deuxième anniversaire des massacres soulève des questions profondes sur Israël, le judaïsme et l’identité juive.

Dans une interview accordée en août, le journaliste Peter Beinart a demandé au rabbin Ismar Schorsch ce qu’il répondrait à un coreligionnaire Juif bouleversé par les actions d’Israël à Gaza et en Cisjordanie.

« Que diriez-vous à quelqu’un », a poursuivi Beinart, « dont la foi en Dieu et la croyance dans le judaïsme ont été ébranlées par les actions d’Israël à Gaza et en Cisjordanie ? »

Âgé de 89 ans, le rabbin Schorsch, chancelier émérite du Jewish Theological Seminary, a accepté la prémisse de la question et a répondu :

« Je pense que, d’une certaine manière, le judaïsme traverse un moment critique. Serons-nous capables de défendre le judaïsme, qui porte le fardeau du chillul Hashem [la profanation du nom de Dieu] qui se déroule en Cisjordanie et à Gaza ? Serons-nous capables de vivre avec ce judaïsme, et si nous ne nous exprimons pas maintenant, il sera peut-être trop tard. C’est peut-être notre dernier moment. En posant les limites éthiques qui doivent être imposées au gouvernement israélien, nous défendons le judaïsme, et celui-ci devra survivre à cette catastrophe. Et comment pourrons-nous vivre avec nous-mêmes si nous restons silencieux ? »

Cette réaction a pu surprendre. Pendant vingt ans, à la tête du courant conservateur du judaïsme, l’historien s’était toujours tenu à l’écart des envolées oratoires comme des critiques publiques d’Israël. Dans certains forums rabbiniques, on a déploré que Schorsch ait exprimé ses opinions dans un entretien avec Peter Beinart, un Juif pratiquant dont l’éloignement très public du sionisme a suscité débats et railleries.

Ce n’était pas la première fois que Schorsch exprimait ses inquiétudes quant aux conséquences spirituelles de la guerre. Il avait déjà fait part de ses préoccupations dans un essai publié à l’occasion du jeûne de Tisha BeAv. « La violence incessante exercée contre les Palestiniens sans défense à Gaza et leurs coreligionnaires totalement innocents en Cisjordanie fera peser sur les Juifs le fardeau d’une religion répugnante, gangrenée par l’hypocrisie et les contradictions », avait-il averti. « Le messianisme qui anime l’actuel gouvernement israélien est malheureusement en décalage avec le judaïsme traditionnel, et constitue une abomination morale totale. »

Dans son sermon, Brous décrit le Hamas comme un « ennemi redoutable qui a exprimé à plusieurs reprises son intention de répéter encore et encore les massacres du 7 octobre ». Elle n’en critique pas moins le Premier ministre Benjamin Netanyahu, qu’elle accuse de « perpétuer une guerre désormais menée ouvertement pour se maintenir au pouvoir », ainsi que les ministres de son gouvernement, qui « affichent sans détour leur impatience fébrile de voir Gaza entièrement repeuplée, à tout prix ».

« Ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui est une catastrophe spirituelle », a déclaré la rabbanit Sharon Brous, chef de la congrégation indépendante IKAR à Los Angeles, dans un sermon prononcé à l’occasion de Rosh HaShana, le 23 septembre 2025.

Au-delà de ce qui pourrait être perçu comme un sermon politique partisan de la part d’une sioniste libérale bien connue, Brous évoque aussi le coût spirituel de ce qu’elle appelle « le mépris manifeste pour la vie des Palestiniens ».

« Il convient de rappeler que la notion selon laquelle chaque être humain est créé à l’image de Dieu est au cœur de notre foi juive. Cela signifie que la mort de tout innocent est une catastrophe morale. Une catastrophe morale », a-t-elle affirmé. « Et malgré cela, la dévastation continue de frapper Gaza. Je ne peux m’empêcher de me demander si ces dirigeants ne se sont pas complètement détachés de l’histoire et de la tradition juives. »

Brous cite l’historien israélien Yuval Noah Harari, qui en août, avait qualifié la guerre de « catastrophe spirituelle pour le judaïsme lui-même ».

« Ce qui se passe actuellement en Israël pourrait, à mon sens, détruire deux mille ans de pensée et de culture juives », déclarait Harari dans le podcast The Unholy. Selon lui, cette sombre prévision pour l’avenir du judaïsme découle « d’une campagne de nettoyage ethnique à Gaza et en Cisjordanie », de la « désintégration de la démocratie israélienne » et de la création d’un nouvel Israël fondé sur « une idéologie de suprématie juive et le culte de valeurs qui ont été, durant deux millénaires, totalement contraires à l’esprit du judaïsme ».

Les sionistes libéraux comme Brous et Schorsch, tout comme les critiques du sionisme, tels que Beinart – dont le dernier livre s’intitule Being Jewish after the Destruction in Gaza : A Reckoning – ne sont toutefois pas les seuls à s’interroger sur l’impact de la guerre sur le judaïsme.

En août, quatre-vingts rabbins, pour la plupart issus du courant orthodoxe moderne et représentant un groupe farouchement sioniste, ont signé une lettre appelant à davantage de « clarté morale » face à la crise alimentaire à Gaza. Cette lettre formulait leur critique à partir des textes juifs prônant la « justice et la compassion ».

« Ces principes constituent les fondements de notre obligation éthique : exiger des politiques qui respectent la dignité humaine, fournir une aide humanitaire partout où cela est possible et dénoncer les actions de notre gouvernement lorsqu’elles contredisent les impératifs moraux de la Torah, aussi douloureux que cela puisse être à accepter », affirmait la lettre.

L’auteur de la lettre, le rabbin Yosef Blau, a confié avoir rédigé la lettre en partie pour défendre le judaïsme et ses pratiquants orthodoxes contre les conséquences de politiques qu’il juge contraires à la tradition. Blau, ancien conseiller spirituel à Yeshiva University, a précisé que la lettre s’adressait aussi aux Juifs israéliens laïques désabusés face à un judaïsme qu’ils ne perçoivent plus comme moralement inspirant.

Pour certains critiques – et Blau et ses collègues en comptaient beaucoup, au sein de l’orthodoxie comme au-delà –, prêcher la morale au sujet de la guerre est dangereux, car cela offre des arguments rhétoriques aux ennemis d’Israël. Ils reprochent également à ceux qui qualifient la guerre de crise spirituelle de pratiquer une lecture sélective du judaïsme : outre ses appels à la justice et à la compassion, soulignent-ils, la tradition juive justifie la guerre au nom de la légitime défense et de la protection de la Terre d’Israël contre ses ennemis.

Certains sondages et témoignages anecdotiques indiquent d’ailleurs que le traumatisme et la tension liés à la guerre ont poussé de nombreux Juifs à approfondir leur engagement envers le judaïsme.

« Leurs sermons ne sont pas courageux, ce sont des capitulations », a écrit l’auteur et rabbin Shmuley Boteach dans une réponse virulente à la lettre des rabbins. « Leurs déclarations ne sont pas morales, ce sont des manquements à leur devoir. »

Qu’il s’agisse des étudiants sur les campus ou des fidèles dans les synagogues, a poursuivi Boteach, « tous ont besoin de leaders spirituels qui rugissent de fierté. Des rabbins qui proclament qu’Israël est notre bouclier, notre cœur, notre destin. Des rabbins qui enseignent que la guerre d’Israël n’est pas seulement juste, mais sacrée – un combat pour la survie du peuple juif face aux forces de l’anéantissement ».

Jonathan S. Tobin, rédacteur en chef de JNS.org, a lui aussi exhorté les rabbins et les commentateurs à résister à la tentation de « signaler leur ambivalence à l’égard d’une guerre menée contre un adversaire véritablement maléfique » et à « rejoindre plutôt la solidarité avec les efforts d’Israël pour anéantir le Hamas ».

« Inévitablement, bon nombre de ces réflexions relèvent davantage d’opinions politiques que de jugements moraux impartiaux », a écrit Tobin. « Et cela devient particulièrement flagrant lorsqu’il s’agit des efforts déployés par ceux qui défendent cette cause au cœur d’un conflit armé contre les forces islamistes génocidaires à la tête du mouvement national palestinien. »

Tobin répondait à une tribune de Yossi Klein Halevi, chercheur senior au Shalom Hartman Institute. Israélien d’origine américaine et de tendance centriste à droite, Klein Halevi avait écrit, à l’approche des fêtes du Nouvel An juif, qu’Israël et ses partisans devraient entreprendre un processus « d’autocritique morale » en accord avec les thèmes d’introspection et de repentance de ces fêtes – tout en reconnaissant qu’il devait avoir ses limites.

« Même lorsqu’il mène une guerre existentielle contre des ennemis dépourvus de toute retenue morale, il existe des limites à ce qui est moralement permis à l’État juif », écrivait Halevi dans le Times of Israel. « Et, compte tenu de la nature de notre ennemi et des menaces qui pèsent sur nous, il existe aussi des limites à l’autocritique que les Juifs devraient s’imposer. »

Mais, poursuit-il, « quelque chose a très mal tourné à Gaza », évoquant la crise humanitaire, le nombre élevé de victimes civiles, les visées messianiques du cabinet de Netanyahu et, au-delà même de la guerre, les violences commises par les habitants des implantations en Cisjordanie.

Halevi écrit : « Cette période d’introspection qui commence avec le mois hébraïque d’Eloul et culmine avec Yom Kippour s’adresse non seulement à chaque juif individuellement, mais aussi – et surtout – à la communauté juive dans son ensemble. Vivre ce processus en tant que peuple ne nous affaiblit pas. Il nous apporte une protection spirituelle. »

« De même que nous devons savoir défendre la vérité face aux mensonges et aux déformations, nous devons trouver un langage parallèle pour affronter les dilemmes moraux qu’engendre cette guerre. Ceux qui aiment Israël ne sauraient abandonner la conversation morale aux Juifs qui ont désespéré d’Israël ou qui se rangent ouvertement parmi ses ennemis. »

Juif pratiquant et journaliste ayant couvert les deux côtés du conflit israélo-palestinien, Halevi manie avec aisance le langage de la tradition juive lorsqu’il s’agit de politique et de stratégie.

Les rabbins en chaire, eux, se montrent généralement plus prudents. Contrairement à des universitaires à la retraite comme Blau et Schorsch, ils s’adressent à des fidèles qui peuvent – et le font parfois – se révolter contre un sermon avec lequel ils ne sont pas d’accord. Lors de son sermon à la Central Synagogue de New York, le premier jour de Rosh HaShana, la rabbanit Angela Buchdahl a confié à ses fidèles : « Je n’ai jamais eu aussi peur de parler d’Israël. »

Buchdahl, l’une des rabbanits les plus connues du pays, a ensuite abordé les dangers spirituels de la guerre, tout en prenant soin de souligner les travers tant chez les détracteurs d’Israël que chez ses défenseurs. Elle a articulé son sermon autour du passage de la Torah lu le premier jour de Rosh HaShana, qui relate le conflit entre Sarah, l’épouse d’Abraham, et sa servante Hagar. Les sages du judaïsme ont choisi de lire cette histoire à Rosh HaShana, a-t-elle expliqué, parce que « notre tradition nous demande de faire un cheshbon hanefesh, un examen de conscience, un bilan de notre âme ».

Cette histoire traite de l’empathie, qui fait défaut aux deux camps, a déclaré Buchdahl. Les détracteurs d’Israël refusent de reconnaître la vulnérabilité que ressentent les Israéliens depuis le 7-Octobre et « prennent au pied de la lettre les pires accusations portées contre Israël », tandis que ses défenseurs sont devenus insensibles au sort des enfants de Gaza, « qui souffrent, sont exilés et désespérés ».

« Cette guerre a mis notre empathie à l’épreuve. Nous tous », a-t-elle déclaré. « Je vois combien ma peur a affaibli ma capacité d’empathie. J’ai encore du mal à trouver la force émotionnelle nécessaire pour lire les récits tragiques qui nous parviennent de Gaza, alors que ma famille élargie est toujours captive, tandis que les appels à “mettre les sionistes sur liste noire” ou à “mondialiser l’intifada” résonnent encore dans le monde entier, et jusque dans cette ville. Mais qui devenons-nous lorsque nous endurcissons nos cœurs ? »

Le rabbin Jay Michaelson, chroniqueur au Forward, esime que le débat sur la manière dont la guerre pourrait transformer le judaïsme est la dernière manifestation d’une tension séculaire entre universalisme et particularisme. Les juifs libéraux, écrit-il, ont tendance à privilégier les aspects universels de la tradition qui cultivent « la compassion envers tous, et pas seulement envers les Juifs, ni même principalement envers eux ». Le gouvernement de droite israélien et les Juifs pratiquants qui le soutiennent incarnent, selon lui, une tendance hyper-particulariste, pour laquelle « le judaïsme consiste avant tout à aimer les autres Juifs ».

Michaelson rejette ce particularisme au profit d’une voie juive « engagée en faveur des droits de l’homme, de la justice, de l’amour et de l’universalisme ». D’une certaine manière, écrit-il, il pratique « une religion différente, un mode de vie différent de celui d’au moins la moitié des juifs religieux dans le monde », et semble s’être réconcilié avec cette division.

Schorsch, quant à lui, estime que les enjeux moraux exigent une réprimande. Il s’adresse à ses confrères du clergé, jugeant qu’il est de leur responsabilité de dénoncer les « excès » commis par Israël et tolérés par les rabbins de droite.

Dans son entretien avec Beinart, Schorsch a exprimé sa sympathie pour les rabbins qui ne se sentent pas à l’aise d’utiliser leur chaire pour remettre en question Israël. Mais, a-t-il ajouté, ils devraient le faire malgré tout, dans l’esprit de la tradition autocorrective des prophètes juifs, et pour le bien du judaïsme lui-même.

« Les prophètes étaient les porte-parole critiques qui limitaient l’autorité de la monarchie, et la voix des prophètes est aujourd’hui silencieuse », a-t-il déclaré. « Il n’y a rien de plus destructeur pour la religion que l’hypocrisie, et le fait que nous défendions religieusement ce qui se passe en Cisjordanie et à Gaza est tout simplement hypocrite. Je pense que cela pèsera sur l’histoire future du judaïsme. »

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